Les Afriques au prisme de l'anthropologie de la parole : terrains et objets en contexte globalisé
En Kabylie, société de tradition patriarcale à domination masculine, les femmes ont recouru pendant des siècles à une multitude de pratiques détournées, décrites dans la littérature comme des « contre-pouvoirs » – (Lacoste-Dujardin 1985 ; Plantade 1988) –. A travers nombre de processus, elles semblent avoir de tout temps défié l'autorité dominante par le recours à des pratiques magiques, par une adaptation aux normes et valeurs de la société, mais surtout par la subtilité et la maîtrise de l'art de la parole (Yacine 2001, 2011). L'injure, en tant qu'acte de langage, fait partie des stratégies qu'utilisent les femmes kabyles afin d'exercer leur pouvoir de manière indirecte.
L'étude que nous présentons s'appuient sur une approche anthropologique de l'injure à partir d'un corpus recueilli en Kabylie (en milieu rural) plus précisément dans le cadre d'une ethnographie des conflits domestiques. Notre corpus est composé de 318 occurrences qui peuvent être catégorisées en quatre modalités (moqueries, insultes, malédictions, sous-entendus) relevées dans les échanges langagiers entre femmes.
Pour comprendre l'injure et ses mécanismes de fonctionnement, il est indispensable de replacer notre étude dans ses conditions anthropologiques de production au sens large : celui du quotidien villageois de la société traditionnelle kabyle dont la conception du monde puise ses racines dans des systèmes de valeurs morales, culturelles et religieuses, mais surtout dans une organisation sociopolitique et économique essentiellement agricole. Les profondes transformations matérielles et sociales qui ont affecté la société depuis plus d'un demi-siècle d'indépendance ont ébranlé ces structures traditionnelles qui étaient, autrefois, intégrées à un système cohérent de valeurs, mais qui sont devenues stériles pour certaines d'entre elles, car inadaptées aux nouvelles conditions de vie actuelles. Dans ce contexte, nous postulons que l'injure fonctionne de manière inconsciente selon un système de pensée qui puise ses mécanismes d'une tradition patriarcale et dans lequel l'honneur de l'individu participe de manière active dans la gestion des conflits (Bourdieu 2000).
L'analyse de notre corpus nous permet d'avancer que l'injure, entendue comme « contre-pouvoir », est de nos jours, le mode d'expression privilégié que les femmes kabyles empruntent pour lutter contre leur condition. Certes, bien qu'un certain nombre d'injures soient en voie de désuétude, ces modalités évoluent en intégrant un lexique nouveau, mais surtout des modalités d'énonciation nouvelles issues de la révolution technologique en communication qui ouvre d'autres voies de circulation à la parole, et donc à l'injure. L'aire de l'internet et de la téléphonie mobile, sont tout autant de lieux d'échanges et de luttes pour les femmes, mais toujours par le déploiement de stratégies indirectes (noms camouflés, publication de proverbes à valeur injurieuse, commentaires sous formes d'allusions malveillantes, etc.). Ces nouvelles modalités de communication changent les rapports aux temps et à l'espace, mais surtout permettent aux femmes de s'affranchir de l'enclos idéologique qui leurs interdisait, jadis, de prendre la parole hors des lieux consacrés (Yacine 2001). Il est difficile dès lors de dire si l'injure entendue comme « contre-pouvoir » féminin se perpétue et se transmet en s'intégrant au monde globalisé ou si elle tend à disparaître, ce qui serait significatif d'une évolution des rapports de genre dans la société kabyle.
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