Cette communication constitue un retour réflexif sur une expérience de terrain à Dakar (Sénégal) en 2015, pour un travail de recherche en histoire. La notion même de « terrain » est un point aveugle dans la méthodologie de cette discipline : en France, les historiens ayant un sujet « extra-européen » sont marginalisés et quelque peu déconsidérés dans ce champ académique, et parmi ces chercheurs, peu réalisent un travail d'enquête, les archives conservant la part belle dans la démarche historienne. La question de la réflexivité liée au travail de terrain est donc souvent abordée de manière superficielle ou évacuée, dans une discipline où elle n'est traditionnellement pas exigée. Pourtant, en histoire, comme dans les autres sciences sociales, cerner les obstacles, les contraintes et les biais du terrain qui influencent la production du savoir semble fondamental.
Même si ce point est rarement abordé dans les exposés méthodologiques, il semble courant pour des chercheurs du « Nord » qui se rendent dans une société du « Sud », de côtoyer à des degrés divers, un milieu dit « expatrié ». Ceci ne concerne souvent que l'aspect privé, voire intime, de la vie du chercheur sur le terrain, mais dans quelle mesure doit-il être complètement dissocié de ses travaux ?
Dans la mégalopole dakaroise, les milieux « expatriés » (composés essentiellement de Français et d'Américains, mais aussi d'une minorité d'acteurs bi-nationaux et de professionnels africains) facilement fréquentés par les chercheurs regroupent des individus de même statut professionnel et se caractérisent par un niveau de vie supérieur à celui du contexte local. Ils travaillent pour des filiales de leur entreprise ou sont « en mission » temporaire, et appartiennent aux domaines de l'aide internationale, des affaires, du journalisme, de l'enseignement et de la recherche. Les contacts entre ces acteurs sont en partie favorisés par l'organisation administrative et pratique nécessaire à l'installation du chercheur à Dakar. Leurs réseaux de sociabilité dessinent une maîtrise de l'espace urbain qui est fonction des lieux de travail, de logement, de loisir (et de scolarisation), mais ceux-ci sont finalement peu nombreux, de sorte que ces acteurs se croisent très régulièrement. Ils fréquentent par exemple des espaces récréatifs en bord de mer (éloignés du tumulte urbain, plus « authentiques » mais systématiquement payants), les piscines et bars des grands hôtels, des restaurants branchés proposant une cuisine internationale et certains clubs des quartiers excentrés. Ces espaces accueillent également des Sénégalais appartenant aux classes sociales aisées, mais ils y côtoient peu ce microcosme « expatrié » qui évolue davantage en rupture avec le quotidien local (même si certains de ses acteurs s'estiment « intégrés » à la société dakaroise).
Dans quelle mesure une inscription même partielle dans un tel réseau de sociabilités peut-elle influencer la construction de postulats de recherche et celle du terrain ? Comment s'insérer localement à partir d'un milieu social en marge de la société d'accueil ? Procéder à des entretiens nécessite de développer un réseau d'interconnaissance local et de maîtriser des codes d'interaction élémentaires. Doit-on s'éloigner – et de quelle façon ? – d'un microcosme « expatrié » fréquenté dans le cadre privé pour mener à bien son travail d'enquête ou n'est-ce pas incompatible ? Enfin, l'accès aux archives ne va pas non plus de soi. Dans un système des savoirs mondialisé, peut-on demander un accès aux ressources d'une institution locale sans que cela n'interroge la teneur des relations académiques entre un chercheur du « Nord » et ses collègues africains ? Dans quelle mesure la collecte de données n'est-elle pas contrainte par le manque d'ancrage institutionnel local et quel en est l'impact sur la production scientifique ?