L'Ouganda fournit un terrain particulièrement fertile à une étude de la mise en papier des identités sociales et politiques. Pour la première fois de son histoire, le pays s'engage actuellement dans un processus de production de cartes d'identité qui donne lieu au déploiement de bureaux d'identification à travers le territoire et cela dans un contexte de lutte contre le terrorisme et de crispation autoritaire. Dans ce contexte, trois chantiers de recherche sont particulièrement développés :
Un premier axe de travail repose sur l'analyse de l'encartement partisan et son usage différencié entre périodes de parti unique et ère du multipartisme (2005). L'encartement est un mode fondamental d'implantation des partis d'opposition puisque les cartes sont supposées être leur principal mode de financement. Le recours aux listes et aux cartes électorales devient un espace central, et relativement nouveau, de compétition politique inter et intra-partisane : ainsi de l'épisode, lors des dernières élections, lors duquel le NRM a mis au jours le registre de ces adhérents, communément appelés "Yellow books", qui était entre les mains du clan d'un adversaire du président en place, Yoweri Museveni. L'idée est donc de comprendre les usages sociaux de ces cartes, qui paraissent être autant de "sésames" à divers droits sociaux et civiques, et de décrire les modes ambivalents de la mise en parti de la vie sociale et politique de l'Ouganda contemporain.
Deuxième chantier de recherche : la réalisation d'une ethnographie des Conseils locaux au niveau du quartier et/ou du village (LC1) en tant que postes avancés de la mise en papier du social. Ces conseils, instaurés pendant la période de guérilla (1981-1986) qui vit l'arrivée au pouvoir du président actuel, rassemblent tous les habitants d'une zone et sont diriges par un bureau elu. Ils ont eu un rôle très important au niveau du quadrillage administratif de l'Ouganda et sont héritiers de formes antérieures d'administration du territoire. On a beaucoup étudié les LC comme institutions participatives, moins comme institutions de surveillance alors qu'ils exercent un rôle fondamental en ce sens. De par les certificats qu'ils produisent au quotidien, les "chairmen" des LC1 sont des portes d'entrée incontournable dans l'accès aux droits civiques et sociaux, ainsi qu'aux institutions bancaires, voire au travail. Les chairmen fournissent au quotidien quantité de lettres d'identification et de recommandation aux habitants de leur zone. Ils se portent notamment garants de leur moralité. Tout le système repose donc sur des injonctions très fortes à la fixation résidentielle des citoyens.
Troisième chantier de recherche : la mise en papier de la mort. Dans une région caractérisée par la violence de masse, quelle est l'histoire de l'identification post-mortem ? Quels sont les usages socio-politiques et les enjeux autour des certificats de décès ? Lors des épisodes protestataires armés ou violents qui ont secoué l'histoire de l'Ouganda depuis 25 ans, la question du décompte des victimes, de leur identification et de l'attribution des causes des décès représente un enjeu politique de premier plan. Le rôle des hôpitaux, la mise en place de la médecine légale, les technologies largement transnationalisées qu'elle mobilise, seront au centre de l'étude. Les centaines de milliers de victimes des deux régimes d'Amin (1971-1979) et d'Obote II (1980-1985) ont-elles laissé des traces papier ? S'intéresser à l'identification des décédés, c'est reposer la question générale de la formation de l'Etat : à partir de quel moment l'Etat s'est-il emparé de cette prérogative de mettre les morts en papier (par rapport aux églises notamment) ? Quels sont les enjeux pour les gens dans l'obtention d'un certificat de décès en termes d'ouverture de droits divers ? Comment le régime use-t-il de ces certificats dans ses entreprises de fraude (électorale notamment) et de prédation (détournement de ressources diverses via la création de soldats morts mais non déclarés) ? Par-delà le cas ougandais, c'est aussi une façon de se demander comment les morts, en Afrique, restent présents dans le monde des vivants via les papiers.