Ce projet a pour objectif d'analyser le processus dialectique menant à l'émergence d'une culture hybride et d'une forme spécifique de cosmopolitisme musical dans une ville africaine, N'Djamena. Il s'appuie sur des entretiens réalisés auprès des musiciens et des publics ainsi que sur l'observation des lieux d'écoute musicale.
L'analyse de cette ‘'scène'' musicale révèle qu'elle est en permanence traversée par des tensions entre l'affirmation d'une identité locale, traditionnelle, et l'influence d'une culture ‘'étrangère'', associée à la modernité, qu'elle soit originaire des Etats-Unis, d'Europe et peut-être surtout d'autres pays d'Afrique, ce qui pose ici en termes singuliers la question de l'internationalisation.
En effet, le discours (parfois en décalage avec les pratiques) des sujets interrogés, qu'il s'agisse de musiciens ou des publics, manifeste la nécessité de défendre et de promouvoir une identité musicale nationale. Il fait référence à « l'authenticité » comme critère d'appréciation ou de hiérarchisation des œuvres, authenticité qui relève du « naturel » et évoque l'imaginaire villageois, à ce qui fait l'identité d'une communauté. Ce discours a sans doute une fonction d'exorcisme qu'il faut lier au traumatisme des guerres civiles récentes qui ont ravagé le pays. L'authenticité ici mise en avant s'exprime à travers les thèmes développés dans les chansons, les codes vestimentaires, la langue de communication ou encore le rythme adopté et confère à certains artistes leur singularité. Ainsi, l'authenticité d'une œuvre ou d'un artiste se mesure à sa capacité à réunir ces éléments qui doivent pouvoir être identifiés par le public comme relevant d'une identité locale. Une telle attitude qui relève de ce qu'on serait tenté d'appeler une forme de protectionnisme culturel, voire de préférence nationale, s'explique sans doute, paradoxalement, par un doute identitaire, d'où le sentiment d'une menace permanente d'invasion de la part des pays africains qui exportent massivement et aisément leurs rythmes nationaux comme la Côte d'Ivoire avec le ‘'Coupé-Décalé'' ou l'ex Congo, le Zaïre et sa ‘'rumba''. Ce phénomène trouve une visibilité sociale à travers la programmation de certains lieux d'écoute ou de certaines radios locales. Il se manifeste également au niveau politique, notamment à travers l'organisme de gestion des droits d'auteurs qui déprécie, dans son échelle de rémunération des auteurs, les compositions musicales au contenu et rythmes, congolais ou ivoiriens.
A contrario, la culture ‘'étrangère'', le cosmopolitisme musical renvoient à une logique d'ouverture et d'aspiration à l'universalité. Ils se manifestent de plusieurs manières. Au niveau des pratiques d'écoute d'abord, notamment à travers le secteur informel (vente sur les marchés de supports piratés de musiques étrangères) ou par le biais des médias audiovisuels ou des téléphones portables. Chez les artistes, l'expression de cette ouverture se traduit par un besoin de reconnaissance extérieure qui conduit à des formes diverses de ‘'syncrétisme'' : prédilection pour des compositions qui abordent des problématiques mondiales (changements climatiques, chômage des jeunes, terrorisme, corruption), recours à de rythmes hybrides, plurilinguisme, usage d'instruments étrangers, appartenance à des sociétés étrangères de droits d'auteur ou encore présence revendiquée sur les scènes extérieures. Dans leurs propos, on voit se construire une corrélation forte entre professionnalisme et signes de reconnaissance internationale.