La fabrique du droit en contexte de post-conflit: un regard comparatif des expériences rwandaises et sud-africaines
Le processus judiciaire en Afrique du Sud et au Rwanda se décline sous l'angle d'une justice de transition. Transition si l'on en juge par la temporalité des procès, situés notamment entre un ordre politique désordonné et un désordre politique ordonné. Transition aussi, du fait de la production instrumentale des normes de civilité et de répression dans les deux sociétés post-conflits. Il s'agit donc, au fond, d'une justice pénale qui tourne autour du châtiment et de la lutte contre l'impunité. Cet objectif global se lit dans les deux pays et peut poser, d'un point de vue philosophico-moral, le problème de la justesse des sanctions en contexte de transition politique. A partir de ce constat, le droit devient l'outil de mise en scène de la réconciliation tandis que la justice en est le champ d'expérimentation. Un droit substantiel d'inspiration nationale et internationale est mobilisé après les deux cycles de violence politique dès 1994 pour codifier le déroulement du processus judiciaire à travers les procédures et les peines tout en encadrant les institutions et acteurs. Cette modalité finaliste consonne avec Paul Ricœur pour qui « la fonction majeure du droit est le traitement des conflits et la substitution du discours à la violence ; tout l'ordre judiciaire peut être placé sous l'égide de cette substitution. La coupure avec la violence s'exprime par l'institution du procès comme cadre d'une répétition symbolique, dans la dimension de la parole, de la scène effective de la violence »[2]. Dès lors, comment se fabrique le processus judiciaire ? Quels en sont les acteurs et les institutions porteurs? Ce dernier est-il uniforme dans les deux pays ?
Afin de capter toute la richesse de ce vaste questionnement, cette contribution est élaborée autour de l'organisation et de l'action judiciaire post-conflit dans les deux pays. Qu'elle soit perçue comme restauratrice[3] ou rétributive[4], la justice post-conflit épouse une configuration teintée de complexité. Justice transitionnelle[5], elle est aussi et surtout transactionnelle. Ainsi, notre ambition est de montrer que ce processus judicaire dévoile des formes de continuité et de discontinuité dans les deux pays. En même temps que l'on observe quelques affinités électives[6], il persiste une kyrielle d'éléments non convergents. Il est nécessairement séquentiel, dans la mesure où son encadrement normatif et sa théâtralisation intègrent une dimension temporelle. En Afrique du Sud et au Rwanda, le droit fait l'objet de modification, de changement et d'ajustement après les cycles de violence politique.
D'autre part, il y a comme une mutation graduelle des pratiques institutionnelles et actancielles à mesure que les critiques formulées contre le processus judiciaire sont avancées. Les deux pays y apportent des réponses singulières à leurs propres réalités. Le processus judiciaire épouse par conséquent les fluctuations des rapports de force conjoncturels. Aussi, l'orientation de ce processus est-elle profonde ou incrémentale selon les pays et coïncide donc finalement avec l'idée que les élites dirigeantes se font de la réconciliation. Comme l'écrit Françoise Dreyfus, « chaque cas particulier se caractérise par sa spécificité, liée aux conditions politiques et historiques dans lesquelles le processus prend place »[7]. La démarche comparative qui structure ce raisonnement mettra donc en saillance les régularités et surtout les exceptions tout en « échappant à une simple juxtaposition des monographies »[8]. Engager ainsi l'analyse implique de postuler que le processus judiciaire se construit autour des registres politiques, juridiques, stratégiques et symboliques. Cette construction instrumentale est animée par des acteurs et des institutions. L'institution est entendue comme un site de déroulement des pratiques judicaires ritualisées en période de paix. Elle est une construction sociale dynamique dont la constitution dans le post-conflit mobilise l'intersubjectivité. Les acteurs quant à eux sont des composantes essentielles du système judiciaire. Ils sont producteurs et porteurs des représentations (idées, valeurs) qui influencent l'action publique et le changement social. Les contraintes politiques pèsent sur leurs rôles dans la formalisation du processus judiciaire car l'élite administrative et politique oriente et détermine le processus de rationalisation dans les forums et arènes[9] judiciaires. Leur identité est composite et se détermine à la jonction du global et du national, du droit et du politique. Pas étonnant, puisque le constructivisme « met l'accent sur le contexte social, l'intersubjectivité et la nature constitutive des règles et normes »[10]. La construction du processus judiciaire est, pour paraphraser le constructiviste Alexander Wendt[11], ce que les deux Etats en font. En adoptant un raisonnement inductif[12], il sied d'analyser le processus judiciaire comme sous-produit d'un système d'actions complexe, qui se construit notamment au double plan interne et externe.
[1] Sandrine Lefranc (dir), Après le conflit. La réconciliation ? Introduction, « Créer du lien social », op.cit. , p. 13.
[2] Paul Ricœur, op. cit. , p. 29.
[3] Sandrine Lefranc, « Le mouvement pour la justice restauratrice : an idea whose time has come », Droit et société, n° 63-64, p. 393-409. Pour elle, cette forme de justice est un processus participatif habilitant la victime, l'auteur du crime et la communauté. Quatre critères peuvent permettre de la spécifier : a) le crime est la violation d'une personne par une autre, b) ce qui doit être recherché, c'est la prise de conscience par le coupable du mal causé, la réparation de ce mal et la prévention de nouveaux délits, c) les modalités de réparation et de prévention doivent être déterminées par les parties au moyen d'un dialogue constructif, d) des efforts doivent être faits pour améliorer la relation entre la victime et le coupable et pour réintégrer ce dernier dans la communauté respectueuse de la loi, p. 394.
[4] Pour Ricœur, la justice restauratrice ou reconstructive ne consiste pas en une revanche de la logique victimaire sur la logique de la rétribution ; elle vise à rendre du pouvoir à chacune des composantes de la justice pénale. In : Le juste, la justice et son échec, op. cit., p. 65.
[5] Sur la question des justices transitionnelles en général, lire utilement Pierre Hazan, « Mesurer l'impact des politiques de châtiment et de pardon : plaidoyer pour l'évaluation de la justice transitionnelle, Revue Internationale de la Croix Rouge, vol 88, n°861, mars 2006, p. 343-365. L'auteur les considère comme moyen de défense d'un socle civilisationnel et fragile espoir d'un monde meilleur. Une discussion plus heuristique de la « justice transitionnelle » comme non concept, est proposée par Sandrine Lefranc : « La justice transitionnelle n'est pas un concept », Mouvement, n° 53, 2008, p. 61-69.
[6] Lire Michael Löwy, « Le concept d'affinité élective en sciences sociales », Critique internationale, n° 2, Hiver 1999. Selon l'auteur, ce concept apparait pour la première fois dans l'œuvre de Max Weber en tant qu'instrument d'analyse sociologique. Son introduction en science sociale ôte la signification de nouveauté qui lui est préalablement attachée, pour ne conserver que les connotations de choix réciproque, de combinaison et d'attirance. Il s'agit du « processus par lequel deux formes culturelles – religieuses, littéraires, politiques, économiques, etc. – entrent, à partir de certaines analogies ou correspondances structurelles, en un rapport d'influence réciproque, choix mutuel, convergence, symbiose et même, dans certains cas, fusion », p. 44.
[7] Françoise Dreyfus, « L'ingénierie de la réconciliation. Usages locaux des standards internationaux », in Sandrine Lefranc, Après le conflit, la réconciliation ? Op.cit., p. 193.
[8] Mamadou Gazibo et Jane Jenson, La politique comparée. Fondement, enjeux et approches théoriques, Montréal, Presses universitaires de Montréal, 2004, p. 52.
[9] Une distinction entre les deux termes est faite par Bruno Jobert : « Rhétorique politique, controverse scientifique et construction des normes institutionnelles. Esquisse d'un parcours de recherche », In : A. Faure, G. Pollet, P. Warin (dir), La construction du sens dans les politiques publiques. Débats autour de la notion de référentiel, Paris, l'Harmattan, 1995. Pour l'auteur, les arènes sont des « espaces de négociation des compromis institutionnalisés ». Ce sont « les lieux de production concrète des politiques publiques ». Le forum est pour sa part un « espace de débat et de controverse sur le sens des politiques publiques ». C'est un « espace de construction intellectuelle des politiques publiques », espace dans lequel « s'élaborent des stocks de recettes qui peuvent alimenter les décisions publiques et est constituée l'information pertinente pour la conduite des politiques publiques », p. 19.
[10] C. Lynch et A Klotz, « Le constructivisme dans la théorie des relations internationales », op.cit, p.------
[11] Alexander Wendt, “Anarchy is what States make of it. The Social Construction of Power politics”, in: James der Derian, International Theory. Critical Investigations, Basingstoke, MacMillan, 1995
[12] Lire E. Friedberg, Le pouvoir et la règle. Dynamiques de l'action organisée, Paris, Le Seuil, 1993, p.294 et s. L'approche inductive part du postulat que c'est à partir de l'observation des acteurs et des stratégies qu'ils mettent en œuvre que l'on va pouvoir analyser la société globale.
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