Au Soudan, les litiges sur la configuration du territoire national ont été exacerbés par la division du pays en 2011 et se combinent avec des anciens conflits sur le contrôle des terres. A ce propos, il est affirmé que l'accaparement foncier récent, intégré dans un processus plus général de privatisation et de marchandisation des ressources, dissout la relation fondamentale entre l'homme et la terre dans le pays (Gertel et al. 2014). Or, la privatisation des sols au Soudan est un processus ancien ayant ses propres particularités. En effet, à la différence d'autres territoires de l'empire britannique, l'Etat colonial a tenté d'y éviter l'octroi de grandes concessions en essayant de créer une « classe de petits paysans propriétaires indigènes (...) hors d'atteinte des spéculateurs soudanais ou étrangers » (Grandin 1982, p. 101-102) notamment pour les zones agricoles au bord du Nil. Ainsi, les actuels processus d'accaparement des terres sont tributaires du pouvoir d'action de ces petits propriétaires qui produisent, au sein du territoire soudanais, une importante différentiation en termes d'acteurs, d'histoire et de relations de pouvoir sachant que les modes d'appropriation des terres sont aussi liés à l'écologie locale (zones désertiques, zones inondables proches du Nil) et aux usages du sol (terres agricoles, territoires de nomadisation ou espaces d'aménagement urbain).
En tenant compte de cette complexité à la fois sociale et matérielle, nous voudrions proposer une analyse anthropologique des représentations de l'espace (cartes, cadastre, croquis, images des projets d'aménagement urbain, dessins explicatifs de la répartition des héritages) qui (re)surgissent dans le cadre des projets d'aménagement urbain dans l'île de Tuti (Khartoum). Cet espace à la fois agricole et au cœur de l'agglomération, est habité depuis plus de cinq siècles par une population devenue partie de l'élite intellectuelle et économique de la ville. Issue d'un travail ethnographique de plus de neuf mois, notre réflexion inclut les modalités d'accaparement et privatisation des terres par des pays Arabes en Afrique, et non pas nécessairement par des pays « du Nord », tout en s'intéressant à l'importance des conditions écologiques dans ces processus. L'analyse permet, en outre, de confronter différents modèles et stratégies d'appropriation des terres, au niveau des individus, qui peuvent aller de la contestation du cadastre colonial de 1925, à la résistance contre l'achat massif des parcelles agricoles par des compagnies égyptiennes, en passant par les projets d'aménagement des habitants de l'île eux-mêmes ou par les lois coutumières d'héritage et d'acquisition des terres selon le régime des crues.
La mise en perspective des formes de représentation de l'espace insulaire nous permet d'élucider les rapports de pouvoir à différentes échelles autour de l'appropriation foncière (entre différentes générations, entre propriétaires et non propriétaires, vis-à-vis des compagnies de développement urbain ou dans la relation d'une élite avec l'Etat soudanais) tout en considérant l'Etat (colonial et postcolonial), à l'instar de A. Gupta et J. Ferguson (2002), non seulement comme un appareil bureaucratique mais comme un lieu de production symbolique et culturelle.
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