Les pratiques plurilingues dans l'évocation de son vécu actuel, ou passé (Tanzanie)
Atelier : Contacts de langues et migrations en Afrique
La Tanzanie est un pays d'une grande diversité linguistique qui a réalisé son unité nationale par la promotion d'une langue africaine : le kiswahili. Le succès de cette politique linguistique a souvent éclipsé les pratiques multilingues concrètes des Tanzaniens, qui pour la majorité vivent dans des zones rurales, et parlent le kiswahili en plus d'une langue locale. Afin d'approfondir la compréhension de ces pratiques, nous proposons de porter un regard croisé sur deux interactions distinctes dans un même village de la région d'Iringa, sur les hautes terres du sud de la Tanzanie. La première a lieu dans un bar d'alcool artisanal où Mahavile, un ancien soldat à la retraite, raconte son cursus militaire. La seconde se déroule sur le bord de la route où un groupe de jeunes chauffeurs de taxi-moto échangent sur la pratique de leur métier et ses difficultés. L'analyse des pratiques langagières au cours de ces deux interactions filmées révèle à la fois une prédominance du recours à la langue locale le kihehe, qui n'exclut pas l'alternance codique avec le kiswahili, et une disparité entre générations en termes de mobilité, d'inscription dans la nation et de rapport à l'argent dans l'économie libérale contemporaine.
Au fil de la narration, qu'il déroule en kihehe, Mahavile émaille son discours de terme kiswahili évoquant, entre autres, les institutions fréquentées, les dates, les postes qui lui ont été attribués, tout en indexant la langue utilisée dans l'armée. L'expérience militaire, qu'il partage avec beaucoup d'hommes de sa génération, participe à la fois d'une identification à l'image guerrière liée à l'ancienne chefferie Hehe, et d'une inscription dans la nation qui se construit non seulement par la défense des frontières, mais également par la mobilité à l'intérieur comme à l'extérieur du pays et l'expérience linguistique du kiswahili comme langue de communication au sein de l'armée.
Les jeunes chauffeurs de taxi-moto font de la mobilité leur principale source de revenus. Cependant, cette mobilité reste principalement locale : desservir les villages alentour. De ce point de vue ils ont nettement moins voyagé que leurs aînés et gravitent principalement autour de leur village et de la ville d'Iringa. Fiers de se démarquer des travaux agricoles par une activité rémunérée directement en devises, ils n'en demeurent pas moins dans une très grande précarité. Conducteurs d'un véhicule importé qu'ils ne possèdent pas, les mots qu'ils détournent ou qu'ils forgent en kihehe, rendent compte de la violence liée à leur situation de rémunération.
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