Bien que l'Éthiopie chrétienne dispose d'une culture écrite depuis l'Antiquité, son rapport à l'écrit demeure formel et excessivement restreint jusqu'à la période très contemporaine. Le contexte est celui d'une diglossie forte entre langue écrite ritualisée (le guèze), lingua franca (l'amharique) et de nombreuses langues vernaculaires.
Quelle furent les possibilités des individus de s'exprimer en tant que tels? Un constat rapide montre que l'Éthiopie chrétienne n'offrait pas cette liberté. Les souverains et les saint-es sont les seuls personnages dont l'histoire fut écrite, et chroniques royales et hagiographies étaient des genres très maîtrisés jouant un rôle social et permettant peu l'expression individuelle. Celle-ci était probablement plus facilement oralisée, notamment dans des joutes poétiques très prisées encore aujourd'hui, en langue guèze dans le contexte ecclésiastique et en amharique ou tigriña dans les contextes populaires.
Pourtant, quelques corpus de textes permettent d'observer des phénomènes d'individualisation.
Il y a tout d'abord un texte unique : l'autobiographie du ras Sem'on, un riche aristocrate, fils du plus proche conseiller du roi Lebna Dengel (1508-40). Ce récit de vie, partiel, se coule dans le cadre du miracle marial, une forme littéraire souple qui permit de rédiger de nombreuses narrations d'événements contemporains (comme des récits de bataille). Ecrivant vers 1530, le ras Sem'on a conscience de briser un véritable interdit social et il interpelle ses lecteurs/auditeurs afin de gagner leur approbation. En effet, selon lui, les anciens pères avaient le droit d'écrire leur propre histoire alors pourquoi les Éthiopiens ne le pourraient-ils pas ? Ce texte peut donc servir à comprendre la norme au moment où elle est transgressée.
Plus tard, dans les années 1720, apparaissent de nouveaux types de documents administratifs à valeur légale : des enregistrements de transfert de propriété (terres, meubles, esclaves) et de privilèges, rédigés en amharique par des personnes privées. Jusqu'alors, les documents légaux étaient écrits en guèze, sur ordre royal, pour administrer les privilèges monastiques. Au début du 18è siècle, l'aristocratie s'arroge le droit de rédiger des textes pour gérer leurs biens et leurs droits. Dans ces textes donnant accès à une écriture en partie réflexive, les liens familiaux ou inter-personnels s'expriment de façon implicite la plupart du temps, et parfois de façon plus affirmée.
L'autonomisation croissante de la noblesse à l'égard du pouvoir royal et peut-être, du clergé, semble avoir permis ces changements des pratiques scripturaires qui s'accompagnent d'une plus grande aisance à écrire en sortant des limites jusqu'alors admises (et en récréeant de nouvelles normes). Toutefois, il faut attendre encore la fin du 19è siècle pour que le premier roman éthiopien voit le jour, introduisant la fiction modifiant fortement le rapport à l'acte d'écrire.